8 h 30. les visites commencent tranquillement. Je suis libéral. Je fais ce que je veux et je me paye le luxe de ne pas commencer tôt le matin. Le temps est radieux. En conduisant, je scrute les crêtes qui commencent déjà à prendre les tons ocre-mauves de l'automne. On serait mieux au bord d'un lac...
15 minutes de voitures. Je sonne chez Robert et Elise A. 89 et 88 ans. J'y passe 2 fois par mois. Elle, Cypho-scoliose, boiterie de hanche, paralysie faciale (séquelles de chirurgie de la glande parotide) et arthrose diffuse. Lui, grabataire sur maladie de Parkinson hyper évoluée et Alzheimer.
Après les inévitables commentaires météorologiques je les examine l'un après l'autre.
Rien de nouveau, en fait. Mme souffre toujours de son arthrose et de sa cruralgie, malgré les traitements antalgiques majeurs. Bon ! visiblement, cela ne l’empêche pas de vivre.
Ce matin, Robert a des tâches brunes sur le visage. Le pain d'épice mâchouillé qui commence à adhérer à la table de lit roulante en est la cause. Il m'accueille en me déclarant, dixit : "il a neigé cette nuit !". Ça m'étonnerait.
Réflexion faite, il a raison. Il a neigé dans la chambre. De bons gros flocons blancs... blanc-jaunes en fait.
Dans ses mouvements Parkinsoniens d'émiettement, que ne contrôlent pas les 6 comprimés de Sinemet*, il a "pulvérisé" sa couche et éparpillé la ouate tout autour du lit. Comme à peu près chaque fois que je viens.
L'auscultation cardio-pulmonaire est normale. L'"hypertonie plastique" est bien présente. le tremblement de grande amplitude et de faible fréquence ne me surprends pas. Le ventre est souple. Les urines sont claires dans la poche à urine. Je soulève les draps... Il a eu des selles cette nuit. La couche "épluchée", est clairement débordée (avec envahissement loco-régional étendu). Comme Nathalie l'infirmière arrive, nous allons régler cela à deux.
Non, finalement, les taches sur son visage n'étaient peut-être pas du pain d'épice...
Les visites continuent avec M. Firmin B. 92 ans et toute sa tête. Juste une triple insuffisance respiratoire cardiaque et rénale que l'on tâche de ne pas aggraver par les médicaments. Diurétiques, petites doses de corticoïdes pour sa BPCO, IEC, semblent contrôler la situation.
Son état est stable. On discute 10 minutes assis à la table de cuisine puis je cède la place au kiné qui vient d'arriver.
Dernière visite pour une semi touriste, parisienne de 80 ans qui séjourne 4 mois à Troufignan, chaque été depuis 25 ans, et qui souffre de sa jambe. Paraphlébite à la face interne de la cuisse. Peut-être une veine saphène interne. Elle aura droit à une HBPM en attendant le doppler que l'on ira faire dans la ,vallée.
J'arrive au centre médical vers 10h. Pauline a préparé le terrain. Un rendez vous toutes les demi heure. Cela permet de prendre son temps s'il n'y a pas trop de boulot. En cas d'affluence on intercale, Cela fait donc un rendez vous tous les quart d'heure et je suis obligé d'accélérer. Aujourd'hui, c'est la haute saison. Carnet de rendez vous plein tous les quarts d'heure, jusqu'à 12h30.
Les motifs de consultation sont parfois simples, parfois compliqués.
Ce matin, je verrai le petit Gabriel pour une probable gastro entérite. (- Docteur, il vomit,il a la diarrhée et a mal au ventre.) puis Géraldine C. une habituée qui vient se faire infiltrer un sus épineux récalcitrant.
Viendront ensuite un nourrisson amené par sa maman inquiète (- Elle a le nez qui coule. Je vous l'ai amenée au cas où ce serait une rhino.) et une vacancière pour de simples piqures de moustique.
A 11 h s'est un habitué qui vient faire renouveler son traitement antihypertenseur. C'est pas vraiment le bon jour, mais bon...
Suit Alice, une jeune femme qui rentre en boitant dans le centre médical : "Une entorse, en montagne, au lac bleu, ce matin" m'annonce-t-elle. Elle est rentrée en marchant. Au moins 6 ou 7 km. Pas douillette. La radio que je fais en suivant montre une belle fracture de la malléole externe, non déplacée. Une chance dans son malheur. Nous discutons les possibilités thérapeutiques et optons pour une résine, sous surveillance radio hebdomadaire. Le temps d'envoyer son mari chercher des bandes plâtrées à la pharmacie, je vois Guillaume à qui j’ôte les points de suture. Je lui avais enlevé un volumineux kyste dans le dos, la semaine dernière. Puis je reviens à Alice a qui je confectionne une attelle plâtrée postérieure. Elle sera encore là la semaine prochaine. Rendez-vous donc dans 8 jours pour la botte en résine. Elle fait contre mauvaise fortune, bon coeur.
Pendant ce temps, un de mes associés suture Rémy, un saisonnier semi habitué, qui s'est coupé dans la main, en cuisine.
J'accueille alors une dame d'un certain age visiblement déprimée : "j'ai passé une mauvaise année. Je sors d'un lymphome et maintenant, c'est le moral qui flanche. Je n'en peux plus. Je craque"
Ah, ça va être une consultation longue : tant pis, on prendra du retard.
Une petite fille pleure dans la salle d'attente lorsque je raccompagne ma patiente. C'est Jenny. En pêchant sa première truite, elle s'est plantée un gros hameçon dans l'annulaire. Je la fais rentrer en salle d'urgence et pratique une anesthésie locale. Je sors le "kit à hameçon" une grosse pince coupante et hop. le doigt est libéré. Jenny fera tremper son doigt dans la bétadine. Le temps pour mois de voir; avec 30 minutes de retard mon dernier patient pour une simple pharyngite. Ouf !
Il est 13 h 15. La matinée est terminée. Nous nous posons quelques secondes avec mes associés pour parler un peu des "cas de la matinée" quand un couple de retraité entre dans le cabinet : "On en a juste pour 5 minutes. Il faut nous renouveler nos ordonnances à mon mari et à moi-même"
- "non madame ! là ça ne va pas être possible, le cabinet est fermé, mais je peux vous donner rendez vous cet après-midi." L'hypoglycémie me rends hargneux. Là, s'ils insistent, je les bouffe, les CAMIF en goguette !!!
Il est trop tard pour rentrer manger à la maison. Ma femme est sur le point de retourner au travail. J'achète un sandwich.
Le temps de faire une autre visite pour une personne âgée, les consultations reprennent au cabinet. Un nourrisson pour la visite du premier mois, puis un ado qui souffre d'ongles incarnés. Pas facile de faire de la randonnée avec les gros orteils "en champs de fraise".
La consultation est chamboulée par l'arrivée inopinée d'un VSAB. Les pompiers en sortent une femme d'environ 60 ans qui vient de faire un malaise. Malaise qui s'avèrera lié à une tachyarythmie complète par fibrillation auriculaire.Confirmée par l'ECG. Mon associé lui fait une injection d'HBPM et prends contact avec nos cardiologues correspondants. Cela fait 15 ans au moins que le cabinet fonctionne ainsi. Un cardiologue de la vallée monte chez nous consulter une après midi par semaine. Il se rends disponible pour nos "cas cardiologiques" le reste de la semaine.
s'ensuivent quelques gastro-entérites et puis c'est Gérald, un jeune de 17 ans, qui vient de faire une chute d'une mezzanine, en chahutant. Trauma crânien sans perte de connaissance avec une belle plaie du crâne qui nécessitera 8 points de suture. Le plus ennuyeux c'est cette douleur au coude gauche. les radios montrent une fracture de la tête radiale. Le déplacement du fragment parait modéré, mais il sera immobilisé dans une attelle et dirigé sans urgence, vers un orthopédiste. Je ne pense pas que le traitement de sa fracture soit chirurgical mais, quand on est "simple généraliste", il vaut mieux demander un avis spécialisé sur ce type de fracture "à problème".
Le samu nous envoie alors Bernard, un randonneur qui a chuté en montagne et souffre de l'épaule. Il a été hélitreuillé depuis la haute montagne mais arrive en ambulance depuis la DZ du village voisin.
Je le prends en charge immédiatement. Cliniquement, il a une luxation antéro interne. La radio ne montre aucune fracture évidente. Mon collègue vient m'aider à réduire la luxation. Dans les dix minutes la tête humérale est réduite et la radio de contrôle est faite. la réduction d'une luxation de l'épaule n'est pas toujours aussi facile. En attendant qu'il récupère en salle d'urgence et que sa famille vienne le chercher nous retournons à nos patients.
Quelques renouvellements pour des habitués, ceux que nous nommons, les locaux, puis les touristes de 13h15 qui reviennent pour leurs "remèdes", enfin le retardataire de 19h30 qui tousse depuis ... ... 3 mois, mais se décide à consulter ce soir.
Il est presque 20 h. La journée se termine. Il ne me reste plus qu'à télétransmettre, à aérer le cabinet, à faire le rangement et à sauvegarder le PC...
Je m'avachis sur le fauteuil de mon bureau, rincé, partagé entre deux sentiments opposés.
La satisfaction d'avoir fait de mon mieux mon travail de médecin généraliste en zone isolée, et d'avoir réellement rendu service à un certain nombre de personnes, aujourd'hui encore, avec des moyens restreints et pour un coût somme toute modique, si l'on compare avec ce que cela couterait à l’hôpital.
Et le sentiment amer de faire un peu partie des derniers des Mohicans, qui s'acharnent envers et contre tout, à offrir ce service de proximité en n'étant aidé par personne. Jalousés pour leurs revenus fantasmés, montrés du doigt, paupérisés, constamment critiqués, accusés de refus de soin, ou de dépassements abusifs (nous qui sommes tous en secteur 1)...
La pratique de la "médecine générale d'urgence" et de la traumatologie nous coute quasiment plus d'argent qu'elle ne nous en rapporte, et elle contribue à alourdir notre charge de travail.
Nous ne pouvons poursuivre ainsi que parce que nos prédécesseurs ont déjà amorti la radio. Le niveau actuel des honoraires de traumatologie (non revalorisés depuis 20 ans) est tel que nous ne pouvons plus réparer l'appareil de radiologie. La première panne de tube à rayon X se traduira donc automatiquement par l'arrêt de toute nos activités de traumatologie. Combien de temps, si la conjoncture ne change pas, avant que nous ne renoncions nous aussi. En l'état actuel des choses, je ne donne pas 2 ans de survie au centre médical.
Et pourtant, cette pratique de la médecine générale est d'une incroyable richesse. Un jeune médecin aimant son métier y trouvera tous les ingrédients d'une vie professionnelle réussie. Il est vraiment dommage (mais compréhensible) que beaucoup de jeunes renoncent à cet exercice.
A l'heure ou certains, ici ou là, se questionnent sur les raisons qui les ont poussés à faire un blog, je me rends compte qu'au delà de la colère que je ressent envers les "bouffons" qui s'acharnent à nous mettre des bâtons dans les roues, j'ai besoin de transmettre le plaisir intense que j'ai à faire ce type de médecine.
Je suis un privilégié !
PS : En cherchant des illustrations pour ce billet, sur internet, je me rends compte
que "les carnets d'un médecin de montagne" est un livre écrit par le Dr Hermann BERGER, médecin en Maurienne jusqu'en 1993.
Le minimum était donc de parler de cet homme et de ce livre, que j'essaierai de lire un de ces jours, et j'espère que sa famille me pardonnera l'empreint involontaire de son titre.
Bonjour. Tu n'es pas classé "zone de montagne" avec une revalorisation de l'acte? Journée passionnante. J'aimerais vivre les memes mais je suis trop basse en altitude. Bonne continuation
RépondreSupprimerBonjour. J'en parle dans le billet précédent : Non, nous ne sommes pas officiellement en zone déficitaire. mais les zones déficitaires ont été définies en 2005 et plus jamais révisées depuis.
RépondreSupprimerDonc pas de revalorisation de l'acte.
Enfin, toutes les journées ne sont pas comme ça. Certaine sont plus calmes, voire beaucoup plus calme, surtout hors saison, entre avril et juin et entre septembre et novembre notamment.
Notre activité s'apparente alors à celle d'un généraliste rural.
Lorsque je vous lis, j'ai le sentiment de voir, le petit fils du héros des "Hommes en Blancs" de mémoire, je crois que c'est dans le tome 3 qu'il fait un remplacement dans une ville de montagne.
RépondreSupprimerJe ne peux que vous souhaiter mes encouragements.
Bravo! Nous patients avons besoin de savoir que les personnes exerçant votre métier ont une véritable vocation.
RépondreSupprimerPas une seule récrimination ni jugement de valeur dans vos propos, continuez à être aussi bienveillant.
Trépidante journée! Bon, je vais arrêter de râler moi :-)
RépondreSupprimerJe découvre votre blog... je retourne à sa lecture.
Bonsoir,
RépondreSupprimerVotre "billet" est très intéressant. Lire qu'il existe encore cette médecine de montagne, exercée avec passion même dans de difficiles conditions, est révigorant.
Le livre que vous citez : "Carnet d'un Médecin de Montagne" de Hermann BERGER, est passionnant, autant que les autres livres de cette collection : Carnets de Vie. Pour qui aime la montagne,et ses habitants, c'est un vrai bonheur.
Vous rendez honneur au Dr BERGER, d'avoir eu l'inspiration du même titre pour votre "chronique". La passion du métier est la même, en d'autres temps, d'autres moyens.
Encore merci de votre témoignage. Si vous pouviez faire école !
Nicole
P.S.: "Les gros orteils en champs de fraises m'ont bien fait sourire. Pédicure pendant 20 ans, j'appellais cela des "framboises"...
Bravo pour l'énergie et... pour le style. J'ai eu l'impression d'être vous et de souffler en même temps que vous en fin de journée. Je suis épuisée ! Mais aussi tellement heureuse de savoir que l'on peut compter sur des gens comme vous.
RépondreSupprimerVous devriez écrire, c'est une journaliste qui vous le dit !!! Je serais ravie de vous lire.
Bon courage à vous.