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mardi 10 mai 2011

Triste histoire.

Ce qu'il y a de "bien" lorsque l'on est médecin en zone isolée, c'est que l'éloignement de la civilisation est tel que l'on vous considère comme omnicompétent, si cela est nécessaire.
Un jour on sollicite vos compétences de "pédopsychiatre" pour une adolescente traumatisée.
Un autre jour, on demande au "biologiste" de venir faire des prélèvements sanguins sur un forcené.
A un autre moment, c'est au "légiste" que l'on s'adresse pour examiner un corps et rendre des conclusion de médecine légale.
Et parfois, il arrive qu'on soit sollicité pour chacune de ses compétence la même journée et que cela concerne la même affaire sordide :

C'était il y a quelques années.
Mercredi matin, 10 h 30. La secrétaire du centre médical appelle mon bureau. La gendarmerie recherche un médecin pour examiner une adolescente qui vient de voir son père assassiner sa mère!
La demande est quelque peu inhabituelle à Troufignan, ou les morts violentes sont essentiellement liées à la montagne ou à des accidents de la route.
Quelques minutes plus tard un gendarme me fait un compte rendu rapide, à mi voix, dans le couloir de la gendarmerie. La famille était en vacances depuis quelques jours dans un appartement de location. Le père, connu pour être violent et en traitement psychiatrique, s'est enfermé ce matin avec sa femme, dans la salle de bain. Leur fille les a entendu crier, puis elle a entendu les appels à l'aide de sa mère. Elle a alerté les voisins à l'aide qui ont eux mêmes demandé les gendarmes. Trop tard. A l'arrivée de ces derniers, la mère était déjà décédée. La gamine n'a pas été avertie de sa mort. On compte sur moi ! (Merci !)
La petite a environ 12 ou 13 ans. Elle est prostrée, sur une chaise, dans un local de service de la gendarmerie, accompagnée d'une jeune femme gendarme qui tente de la réconforter. Je me demande ce que nous allons bien pouvoir faire. Finalement, ce ne sera pas grand chose. Simplement passer du temps avec elle et écouter son histoire, les cris de sa mère, son père qui sors en trombe de la salle de bain et y retourne avec un couteau de cuisine sous ses yeux horrifiés, sa tentative infructueuse pour entrer dans la pièce, le sang qui s'écoule sous la porte, puis le silence, encore plus inquiétant.
En tant que médecin je suis totalement désarmé. J'ai juste envie de la prendre dans mes bras pour tenter de la consoler, mais ce ne serait pas très professionnel. j'ai même peur que ce soit contre productif. Je suis un homme, après tout, et j'ai à peu près le même âge que son père...
Alors je lui prends seulement la main, et j'attends qu'elle parle. Je recueille simplement ses réflexions et j'essaie de la rassurer :
- Comment va sa mère ? Malheureusement, elle est morte et ne souffre pas. Cela ne sers à rien d'entretenir l'espoir. D'ailleurs elle s'en doutait.
- Ses regrets de n'avoir pas empêché le drame. Elle n'a que 12 ans et ne pouvait pas faire plus.
- Son angoisse sur les conditions de la mort de sa mère. Je mens éhontément, affirmant que la mort a sûrement été très rapide. Pas très crédible, mais je ne sais que faire pour la rendre moins insupportable.
- Ses craintes de ressembler à son père. Rien n'est écrit. Elle est une personne à part et se construira différemment.
C'est une jeune fille intelligente, qui a sûrement grandi trop vite dans une ambiance familiale que je devine difficile.
Une heure plus tard, je lui donne une benzodiazepine, et promet de repasser si besoin. La grande soeur et les grands parents sont en route et devraient être là dans l'après midi.
En sortant de la gendarmerie, le coeur à l'envers, je suis hélé par un gendarme : "Docteur, si cela ne vous embête pas, vous pourriez faire les prélèvements sanguins sur le père, pour la recherche de toxiques ?"
Il est menotté. C'est un homme de 45 ans environ, qui n'a pas l'air de réaliser son acte. Il grommelle contre les gendarmes : "Bon, j'ai tué ma femme. Elle m'énervait! Il fallait que je la tue ! On ne va pas revenir là dessus, c'est fait!"
Un extra terrestre, ou sont-ils tous comme ça ?
Des antécédents ? Non aucun. Juste une "dépression" ancienne traitée par des thymorégulateurs qu'il ne prends pas régulièrement.
Il me tendra son bras, calmement, sans trembler". En fait, c'est moi qui tremble en faisant la prise de sang. Je n'ai même pas envie de lui éclater la gueule. J'ai juste envie de partir, de ne plus le voir...

13 heure. Nouvel appel de la gendarmerie, pour la fillette. Ça ne va pas mieux parait-il. Tu m'étonnes !
Je retourne passer une demi heure auprès d'elle. Finalement elle ne va pas si mal. C'est une personne qui a beaucoup de ressources morales ! Elle me dit sa peine d'avoir perdu le même jour sa mère et son père. Lucide !

14 heure. Maintenant on cherche un médecin pour rédiger un certificat de décès de la maman qui est restée sur le lieu du drame. C'est encore bibi qui s'y colle.
Le petit meublé est tout en longueur. Trois cosmonautes de la brigade scientifique évoluent sur les lieux du crime en faisant des prélèvements et des photos. Le corps est resté dans la salle de bain, sur le sol inondé de sang. C'est une jeune femme d'environ 38 ans. Son corps est lardé d'une trentaine de plaies profondes, probablement dues au couteau de cuisine qui est abandonné sur le sol du couloir, la lame tordue.
Une bassine remplie d'eau aurait servi à "finir" la victime en la noyant, après qu'elle ait été poignardée.
Il voulait être bien sûr de l'avoir tuée !
J'ai envie de vomir.

Plusieurs années après les faits, je repense régulièrement à cette histoire.
Je n'ai plus jamais entendu parler de la petite. S'est-elle construite harmonieusement ? Comment vivre en étant à la fois fille de la victime et du meurtrier ?
Le père meurtrier a été déclaré non responsable de ses actes et enfermé dans un hôpital psychiatrique pour "malades difficiles" comme on dit pudiquement. 
Dans d'autres pays il aurait été jugé sommairement et exécuté. Aux USA il attendrait dans un couloir de la mort. Ça m'a fait penser à ces intellectuels qui affirment péremptoirement que les prisons américaines sont pleines de malades mentaux dont la place serait plutôt en HP...
Il me semble que tout cela est culturel !  L'homme que j'ai vu brièvement ne m'a pas paru halluciné, mais peut-être agissait-il sous l'influence d'un délire psychotique.
Peut-être aussi avait-il sciemment décidé de se débarrasser de sa femme.
Qui peut réellement dire ce qui se passe dans la tête d'un autre être humain?
Jusqu'où est-il responsable de ses actes ?
Ou doit-on placer la limite dans ce continuum entre la santé et la maladie mentales ?
Peut-on seulement placer une limite qui ne soit pas culturelle mais objective?
Psychopathe ou psychotique, cet homme me parait dangereux dans tous les cas, et je ne souhaite pas qu'il sorte un jour de sa réclusion. Je ne veux pas que son chemin croise celui de ma fille ou de ma femme.
Peut-être devrions nous simplement nous fier aux actes sans chercher à comprendre ou à juger moralement, de manière à prendre des décisions "fonctionnelles", et retirer du circuit les personnes à l'évidence dangereuses. Comme on retire un médicament dangereux, sur la foi d'études rétrospectives.
Les velléités de réinsertion de quelques soignants, concernant certains criminels, me paraissent relever d'un bisounoursisme de combat mal inspiré!
Mais je ne suis pas objectif. J'ai vu les dégâts de près !

2 commentaires:

  1. "Mais je ne suis pas objectif. J'ai vu les dégâts de près" Bien résumé

    Marc Szylowicz

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  2. Mouais, responsable quand même : psychotique ou psychopathe en tout cas tout à fait volontaire et ne regrettant rien, à enfermer c'est sûr !

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