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vendredi 29 avril 2011

Petites histoires de dépendance

S'il est une question que je pose extrêmement souvent au cours de mes interrogatoires médicaux, c'est : "est-ce-que vous fumez ?". 
En général je connais déjà la réponse, à l'odeur de la personne, à l'aspect de ses doigts , à sa voix, à ses dents, à son teint un peu plombé, à son haleine, ou simplement au paquet de clope dans la poche de la chemise...
Mais si l'on s'intéresse à la dépendance tabagique, il est important de la poser, car c'est le premier item du "conseil minimal". Si la réponse est positive, la suite logique consiste à demander à son interlocuteur s'il envisage de stopper, puis, en cas de réponse positive, de le rassurer sur la possibilité de le faire et de proposer une aide.
La pratique du simple "conseil minimal" sur le tabac augmente de 2% environ le nombre de patient non fumeur dans la clientèle d'un médecin généraliste. 
Chez moi, cela s'apparente plutôt au "conseil maximal". 
Lorsque je me suis réinstallé en ville (à la montagne)  j'envisageais de formaliser des consultations de tabacologies, mais les patients n'abordent généralement la question "tabac" à la fin d'une consultation de médecine générale, sur le pas de la porte.
Si j'étais tout à fait vénal, je couperais court et je les renverrais à une consultation dédiée. Mais je sens que cela leurs couperait l'herbe sous le pied, alors qu'ils sont en pleine ambivalence, à la croisée des chemins : J'y vais-t-y ou j'y vais-t-y pas ? 
Alors je prends sur moi (et du retard) et j'aborde la question du tabac.
De fait, si je parviens tout de même à faire quelques consultations de "pure tabacologie",  j'ai, le plus souvent du mal à les individualiser des simples consultations de médecine générale. Je mélange l'exploration de l'ambivalence avec l'interrogatoire médical et les conseils santé. Les entretiens motivationnels tabacologiques côtoient dans une même consultation le "certificat pour faire du sport" et le traitement des hémorroïdes. Le test de Fagerström réponds au streptotest...
Mais de manière étonnante, ça marche !
Chaque semaine je rencontre des patients qui viennent finaliser leur démarche tabac après que l'on en ait parlé plusieurs fois, dans plusieurs consultations pour d'autres motif. La graine est plantée à une consultation pour bronchite, elle germe quelques semaines plus tard. On arrosera la plante à l'occasion d'une vaccination. On lui donnera de l'engrais un jour de lumbago. Et puis un jour, c'est mûr et le fruit se détache.
Parfois ils reviennent un jour en disant simplement : "Bon, ça y est ! le tabac, j'ai arrêté il a 3 semaines. J'ai fait comme vous m'aviez dit. " ou " j'ai fait comme je le sentais, mais ça a marché !"
Je suis un destructureur de tabacologie comme Romano choucalesco est un "destructureur d'intemporalité"

Et  c'est très agréable d'avoir des réussites inattendues à des moments où on ne les attends pas. 
De plus, comme le travail a été dilué sur plusieurs mois/semaines, on a l'impression de n'avoir rien fait. C'est encore plus agréable !

La semaine dernière, j'étais invité par un laboratoire à une réunion médicale dans un des hôtels de la ville. Cela fait partie des avantages du métier. En ce qui me concerne, je remercie bien le visiteur médical qui m'a invité, mais ne me demandez pas s'il y avait un produit présenté. je ne m'en souviens jamais. Après une remarquable intervention d' un collègue rhumatologue du département, nous sommes passés à table.
J'ai reconnu immédiatement le chef de salle qui nous a placé. C'était un ancien patient que j'avais suivi pour une dépendance alcoolique il y avais environ 2 an. Il était venu pour des angoisses matinales, qui, après une enquête rapide, s'étaient avérée être "un état de manque alcoolique" matinal.
Il ne voulait pas être suivi par un psychologue, mais, nous avions réussi à obtenir un sevrage complet, en ambulatoire, sans trop de difficultés. Malheureusement il avait rechuté assez rapidement, d'autant plus facilement, qu'il travaillait également au bar.
Quelques semaines plus tard, il avait de nouveau stoppé l'alcool, avec mon aide, pour rechuter à nouveau rapidement.
En désespoir de cause, il avait finalement accepté d'être admis en hospitalisation pour un sevrage et je l'avais envoyé dans une clinique proposant un programme complet de sevrage alcoolique avec suivi psychologique, diététique....   .. et je n'avais plus jamais entendu parlé de lui. En passant devant l’hôtel ou il travaillait, je pensais de temps en temps à lui, me demandant s'il avait réussit, s'il avait quitté la région ou s'il avait rechuté encore et s'alcoolisait seul dans son coin.
J'étais sincèrement heureux de le rencontrer à nouveau, apparemment en pleine forme, et il semblait également content de me voir. Après m'avoir pris à l'écart, il me remercia, me dit qu'il ne buvait plus une goutte d'alcool depuis 2 ans, malgré qu'il travaillât toujours au bar et qu'il n'était pas revenu me voir car il n'avait tous simplement plus besoin d'un médecin.

Il y a deux mois, j'ai reçu la visite de Guillaume, 22 ans. Il était accompagné par sa sœur un peu plus âgée  et paraissait très mal à l'aise. En fait, il était usager de l'héroïne, se dépannait avec de la méthadone entre deux prises et était en manque depuis trois ou quatre jours. Monté à la montagne depuis quelques jours pour se mettre au vert et arrêter la poudre, il commençait à regretter son choix.
La veille, il avait vu un confrère, qui n'avait pas osé lui prescrire quoi que ce soit pour le soulager.
Par ailleurs, et comme une consultation ne peut jamais être "mono-motif", il avait un abcès de la racine de la cuisse gauche qu'il convenait de soigner fissa.
Il a donc eu droit à un traitement de choc par antibiotiques, antalgiques, antispasmodiques, neuroleptiques et benzodiazépines. Nous nous sommes revu le lendemain pour adapter le traitement puis 2 jours plus tard. Son abcès a grossi et murit. Finalement, je lui ai incisé la tuméfaction sous anesthésie locale. C'était un peu gore et lui-même a été impressionné par la quantité de pus qui s'est écoulée de l'incision, bien que ce ne fut pas la première fois qu'il était victime d'un abcès de l'aine. Il s'injectait fréquemment l'héroïne directement dans l'aine (?!) Puis, une mèche a été mise dans la plaie et une infirmière est venue chaque jour lui refaire le pansement et surveiller l'évolution.
Au bout de 8 jours, son syndrome de manque s'est amendé et les médicaments ont été stoppés pour la plupart. On avait fait ...   ... le plus facile malheureusement.
C'était là que les difficultés allaient commencer.
En effet, dans les addictions, la dépendance psychologique est de loin la plus complexe à combattre et Guillaume avait visiblement beaucoup de chemin à parcourir.
Nous nous sommes revu 2 fois encore dans ce cadre. Il oscillait étrangement entre des moments de détermination dans le sevrage et des passages terribles ou l'envie de reconsommer était majeure. Sans me forcer beaucoup,  je pouvais voir les deux petits Guillaumes qui s'affrontaient dans son psychisme. Pendant quelques minutes, j'avais affaire à Guillaume, le jeune menuisier travailleur qui voulait reprendre sa vie en main et nous travaillions ensemble les raisons de maintenir l'arrêt. L'instant d'après, j'avais en face de moi, l'enfant un peu manipulateur qui me réclamait de la Codéine pour son abcès maintenant presque guéri, des accents plaintifs dans la voix et les sourcils tombants.
Je le lui refusais gentiment, et le ramenais à l'élaboration d'un projet de vie adulte, et nous repartions pour quelques minutes de plus, jusqu'à l'épisode suivant...
Au bout de 10 jours environ, il m'a annoncé qu'il allait redescendre à la ville pour trouver le boulot qu'il ne trouvait pas à la montagne. Je savais qu'il avait déjà décidé de reprendre de l'héroïne, et il savait que je le savais.
Je lui ai seulement dit que ma porte serait toujours ouverte, s'il avait un jour besoin de moi.
Il reviendra un jour, ou il ira voir un confrère. Et ce jour, il sera prêt.

Il ne faut pas attendre de résultats immédiats lorsque l'on s'intéresse aux dépendances.

Si je rapporte ce soir ces différentes histoires, c'est que je suis persuadé que l'initiation d'une consommation de drogue, que ce soit du tabac, de l'alcool ou de drogues illégales et surtout que la décision de l'arrêt sont des décisions éminemment personnelles.
Au delà de la dépendance à un produit et/ou un comportement, c'est le choix de chacun de continuer ou de stopper sa consommation.
Et ce choix me parait éminemment respectable. Bien sûr, le tabac est dangereux pour la santé, de même que l'alcool, mais ils sont légaux.
L'héroïne, quant à elle, ne fait que quelques dizaines de mort par an, mais elle est interdite.
La moto fait des milliers de morts chaque année en France et beaucoup de motard ont développé à l'égard de leur passion une relation qui ressemble fort à une addiction, mais personne ne songe sérieusement à l'interdire.
La pratique de la haute montagne est également dangereuse, mais il ne nous vient pas à l'idée d'interdire l'alpinisme, du moins pour l'instant.
Tout cela ne tient pas debout, et brouille les cartes en stigmatisant des comportements comme le tabagisme qui ne sont pas en eux-même immoraux mais seulement mauvais pour la santé.
J'ai de plus en plus de mal à accepter l'idée que, par le biais de programmes de santé publique plus ou moins fumeux ("5 fruits et légumes par jour", "manger bouger", "un verre ça va, 3 verres, bonjour les dégâts", "...etc ...) l'état se mêle de ce que l'on doit manger, boire, fumer, sniffer, de l'activité physique que l'on doit faire, de notre décision de mettre ou ne pas mettre notre ceinture de sécurité, de notre manière de vivre, d'éduquer nos enfants, sans violence éducative.
Cela me parait de plus en plus intrusif et liberticide.
La vie est la certitude de mourir un jour. Laissez moi libre de choisir mon mode de vie. Laissez moi simplement choisir moi-même ce qui me parait juste, utile, bon pour ma santé, ou simplement agréable et en assumer les conséquences si je décide de prendre des risques.
Bien sûr que je ne désire pas me mettre à fumer ni encourager le tabagisme ou l'alcoolisme; ni battre mes enfants ni mettre en danger la vie d'autrui. Mais je veux que ce soit mes choix et mes responsabilités qui guident mon existence.
Je ne veux pas vivre dans le meilleur des mondes.
C'est ma liberté individuelle qui est en jeu en ce moment, et c'est ma responsabilité d'assumer mes risques lorsque je vais en montagne ou en mer, ou quand je fume.
C'est le discours que je tiens aux gens qui viennent me voir avec une demande personnelle d'aide au sevrage, et j'ai plutôt une bonne colaboration avec eux.
La démarche individuelle est prépondérante. La santé publique me parait peu utile au plan médical, et sans doute dangereuse à terme, pour les libertés individuelles.
Je continuerai donc à pratiquer ainsi.

3 commentaires:

  1. Oui la démarche individuelle est prépondérante, dans sa façon de mener sa vie. Encore faut-il que les gens soient correctement informés.

    Par ailleurs, certains comportements individuels ont des répercussions sur l'ensemble de la société: le non-port de la ceinture de sécurité en voiture, par exemple, expose à de plus nombreuses et graves blessures en cas d'accident, et donc un coût (pas que financier d'ailleurs) pour le reste de la société.

    Certes, on pourrait se réfugier derrière le "pas de ceinture, pas de couverture d'assurance" mais c'est la solidarité nationale (obligatoire) qui y pourvoira: je ne vois pas mettre un vigile en bas des rampes d'accès pour fauteuils roulants: "t'es devenu handicapé comment? de naissance? tu passes. T'avais pas mis ta ceinture: tu passes pas."

    La responsabilité personnelle a des limites, qu'on le veuille ou non.

    (Et si j'ai arrêté de fumer, outre les considérations financières, c'est aussi pour voir grandir mes gosses. :o) )

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  2. Franchement, c'est très agréable de lire ce genre de considérations de la part d'un soignant! A force de se faire systématiquement culpabiliser, je me demande s'il n'y a pas un petit côté pervers dans l'envie de continuer à fumer...
    Si tout doit être hyper réglementé, protection maximum, le risque tendant vers 0, on doit logiquement interdire en tout premier lieu de fumer dans la rue. Pour les autres, bien sûr, mais aussi pour ces pauvres toxicos de fumeurs...
    J'ai fait 4 tentatives jusqu'à aujourd'hui pour en finir avec la nicotine. Si le manque de substance se gère, c'est plutôt l'aspect psychologique qui est nié par les soignants... Et par la quasi totalité de la population d'ailleurs.
    Il est connu que le veau montera plus facilement dans la bétaillère si on ne le force pas (essayez, vous verrez!) que si on lui pousse les fesses!
    Je remercie mon nouveau médecin (à l'hôpital celui-là) qui me laisse avancer à mon rythme dans le sevrage au lieu de me culpabiliser à chaque dérapage!
    Allez, cette fois-ci, c'est bien parti!

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